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Benoit Renart

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Benoit Renart Empty Benoit Renart

Message par Riamu Mer 23 Mai - 21:59

Benoit Renart C_user10


28 ans
Hétéro
Perceur

J’arque un sourcil lorsque je la vois entrer, cette femme, cet espèce de stéréotype de psychiatre. Une grande blonde, chemisier blanc, jupe serrée noir et surtout, le chignon qui complète la paire de lunette noire. Sérieusement ? Alors ça existe ? Ces incarnations foireuses des fantasmes bancales de crétins ivres ou frustrés. Faut croire. Alors je m’enfonce dans sa banquette, mes bras mollement posés sur mes cuisses. Mes yeux m’brûlent un peu. 4 nuits que je n’ai pas dormi. Ça commence à faire long. J’croche mon regard cerné sur son visage parfaitement maquillé. Elle me toise, parant ses lèvres de ce sourire de psy, ce sourire poli et condescendant à la fois. Ce putain de rictus qui te rappelle que tu fais de la merde et qu’elle, elle vit de tes emmerdes. Derrière les verres de mes binocles, mes prunelles s’voilent de moquerie. Les psy, des foutus rapaces.

« Alors Monsieur Renart, et si vous me disiez ce que vous faites ici ? Visiblement vous préféreriez être ailleurs non ? »

Une légère ride se forme entre mes sourcils. J’me renfrogne. J’ai l’impression qu’elle se fout de ma gueule. J’aime pas. Mais si j’y mets pas du miens, même un peu, elle va m’défoncer, la frangine. Le visage las, je soupire, mon attention toujours posée sur son visage.

« Pas l’choix. Ma sœur m’a cassé les couilles pour que je vienne vous voir. J’en ai besoin, qu’elle dit. Mais j’vous dis clair, j’vous aime pas doc’. »

Ses lèvres teintées de rouge s’étirent un peu. Elle sourit c’te conne. J’grogne un peu. Son air suffisant me gonfle. Si j’pouvais, j’lui en collerai une. Mais ça s’fait pas il paraît. Le bruit de ses ongles violets qui glissent sur une chemise en plastique, attire mon attention. J’observe ses gestes précis avant de m’en détourner lorsque je remarque qu’elle sort une fiche d’analyse. Je soupire.

« Faut croire que votre sœur vous aime réellement. Racontez-moi, Benoit. Qu’est-ce qui vous a détruit aussi violemment ? »

Les muscles de mon dos se tendent, mes yeux se plissent, mon visage se détourne et ma mâchoire se crispe. C’est qu’elle me coince direct. C’est qu’elle pige vite que je ne suis pas là pour une petite dépression post amourette foireuse. Elle a saisi que l’truc qui m’ronge, qui ondule sur ma chair, c’est poisseux et tellement brûlant, que ça en éclabousse ceux qui m’approchent. Elle est douée la p’tite. J’me mure un instant dans l’silence, mon regard glissant sur la plainte au fond du mur situé à ma droite. Puis j’analyse quelques secondes le crépis blanc qui recouvre les parois de son bureau avant que mes iris sombres s’arriment aux nuages grisâtres qui jonchent le ciel, visibles par la seule fenêtre de la pièce.

« Trois pertes. Des gens qui disparaissent. Le genre de personnes bien trop importantes pour se permettre de les perdre. »

Elle griffonne sur le papier. J’la regarde pas.

« En premier, y’a eu… Jek. »

Une lame chauffée à blanc s’enfonce dans ma gorge, déchirant mon estomac et transperçant mon cœur. J’en ai la nausée. J’agrippe le tissu qui recouvre mon ventre. J’grimace. Une douleur psychique si intense qu’elle en devient physique. Elle doit kiffer, la doc’.

« J’ai pas pu l’sauver. Suffisait de trois secondes. Trois foutus de secondes en plus et j’aurais pu. »

Des images. Mes entrailles se tordent. Une paire de phares en duel avec le manque d’adhérence sur la route gelée. Mon meilleur ami, au téléphone avec la femme de sa vie. Puis ce connard.

« Ce sale type pas foutu de reprendre le contrôle de son véhicule. Voilà qu’il aplatit le museau de sa bagnole, contre un mur en béton. »


Mes doigts s’enfoncent dans le tissu de mon t-shirt gris. J’inspire. C’est que je revis. Ça. Son hémoglobine qui m’éclabousse alors que j’tente de courir assez vite pour l’pousser loin. Le bruit de ses os broyés revient me hérisser le poil. Une boule dans ma gorge. J’crois que j’vais gerber de douleur.

« Mais il y avait Jek sur la trajectoire. Courir plus vite. Comprendre plus vite. Ça tenait à rien. »

Si peu… Si peu de choses peuvent changer tellement d’éléments. Une simple bière en moins et j’aurais pu percuter plus vite les choses. Deux mètres de moins et il serait encore en vie ce con. Mes yeux me brûlent. Mon cœur se serre. La psy, note. Moi j’sens que j’m’enfonce, que j’commence à m’noyer.

« J’dors plus depuis. Incapable de trouver volontairement l’sommeil et quand ça arrive c’est uniquement parce que mon corps est à deux doigts d’me lâcher. Puis si j’trouve un peu de répit, un peu de repos, ça dure à peine quelques heures… le temps qu’il me faut pour me réveiller en hurlant une terreur sans nom, une douleur infinie. Terreur nocturne ou insomnie, choix cornélien. »


Les mots sortent un peu, même plus que c’que j’pensais être capable de faire. Acanthe sera fière. Son sourire illuminera cette journée pluvieuse. Un instant de flottement s’installe alors entre la psy et moi, cette dernière très concentrée sur sa prise de notes. Elle doit jubiler, la blonde, parce que plus j’serai dans la merde, plus elle encaissera de la thune. Se nourrir du malheur des autres. Ça a un nom ça j’crois ? Monstre ? Démon ? J’sais plus trop. Ma tête me vrille et mon cœur me lance. J’ai mal.

« Et les 2 autres disparitions ? »

Disparitions, c’est drôle comme ce mot suffit à rendre la mort moins dure, moins brutale. C’est comme si elle essayait de maquiller un cadavre. Lui donner bonne mine ne le ramène pas à la vie pour autant. Pourtant ça fait presque moins mal de le dire comme ça. Un soupir plaintif s’échappe de mes lèvres, léger, à peine audible en vérité pourtant l’émotion qu’il transporte suffit à atteindre la doc’. Elle a tressailli. Je l’ai vu au moment de reporter mon regard sur elle. C’était léger. Discret. Mais là.

« J’en ai eu deux pour le prix d’un. Une vague. Cette vague. Quand la nature elle-même a décidé que notre pays au système pourri méritait une petite leçon. De l’eau, comme démoniaque, qui s’infiltre, ronge et emporte tout ce qu’elle trouve. Impossible à arrêter. Violente et sans pitié. Des fondations qui s’écroulent. Le sol qui tremble de rage. Un pays ravagé. Des gens…détruits. »


Merde. C’est tellement frais. La boule dans ma gorge semble alors doubler de volume tandis que mon cœur se retrouve écrasé, malmené et déchiré par les griffes de ma douleur sourde.

« Mauvais endroit au mauvais moment… Sora. Freya. C’était son premier jour dans une boulangerie du centre. Premier vrai taff pour Sora. »

Et le dernier. Dans un geste rageur, j’ôte mes lunettes afin de frotter vigoureusement mes yeux d’une main. J’peux pas pleurer. Pas comme ça. Pas ici. Trop fier. Trop dur.

« C’est une semaine après la vague que j’ai appris que leurs corps avaient étés retrouvés. Boursoufflés par l’eau. Presque impossible à reconnaître. La mère de Freya avait averti Nobu qui m’a transmis le message. »

« Comment avez-vous réagi ? »

Agacé par sa question, j’ôte ma main de mon visage et porte un regard empli de haine sur ses traits.

« Comment voulez-vous que j’me sente hein ?! J’avais passé les jours précédents à l’hosto, à veiller sur ma sœur qui s’était ramassé des débris sur le crâne et qui avait été placée en coma artificiel ! J’savais pas si elle allait se réveiller. Si elle le pourrait. Puis elle a ouvert les yeux et 2 heures après on m’annonçait ça ! »

Ma peine se meut en colère. J’enrage.

« Cette vague a failli tout m’enlever ! Elle m’a presque tué de l’intérieur ! Bordel de merde ! Elle me les a pris ! Comme ça ! Sans raison ! Acanthe lui a résisté mais Freya… Sora… Putain mais pourquoi ?! »

Et mon poing s’abat sur la table basse en bois. Un bruit sec, dur tandis que mes iris rongées par la haine s’arriment, désespérées, au tapis qui recouvre le parquet ciré.

« J’comprends pas. J’comprends plus. J’suis peut-être pas le type le plus sympa ni le plus généreux ou altruiste que la terre ait portée mais… Pourquoi moi ? »

Une question qui me ronge les entrailles et me brûle à chaque jour qui passe. Si seulement j’pouvais comprendre… Avoir une explication, une raison à tout ce merdier qui s’acharne sur ma gueule. J’suis pas la pire raclure du pays… Alors pourquoi de gros enculés ne subissent rien et des rats malades comme moi, s’en prennent encore dans la tronche ? Pourquoi une telle cruauté aléatoire ? J’tente de survivre, comme j’peux, comme la vie me le permet. Si Acanthe y était restée, c’te fois… Je les aurais rejoints. Ma main glisse mollement sur la surface boisée, retombant dans le vide avant de rejoindre ma jambe tandis que je me laisse tomber contre le dossier.

« J’suis épuisé. J’peux plus. J’crois que j’y arrive plus. »

Ma rage s’étrangle, ma souffrance renaît. Mes yeux retrouvent ceux de la psy dont la pointe de compassion ne m’échappe pas. Faut croire que j’peux émouvoir.

« Si vous êtes là, Benoit, c’est que vous pouvez encore. C’est qu’il reste quelque chose. Une chose pour laquelle vous voulez vous battre. »

J’hausse un sourcil.

« Ma sœur. Elle a déboulé dans ma vie sans que je m’y attende. Pour tout dire au départ je ne la croyais pas, j’la prenais pour une timbrée. Puis elle a pu m’prouver que c’était la pure vérité. Maintenant, elle est devenue la personne la plus importante pour moi. »
« Et votre mère ? »

L’espace d’un instant, mon regard s’écarquille. J’m’y attendais pas. Ma mère. Je hausse les épaules.

« Depuis notre arrivée au Japon, elle a fait sa vie. Mariage forcé. Devenue lesbienne par obligation. Puis j’ai fait ma vie à mon tour. Elle m’a appelé bien sûr, quand y’a eu le tsunami. Elle flippait. Normal. Pourtant… Elle est comme une pote pour moi. J’y tiens. Mais j’peux respirer sans elle. »
« Vous l’aimez ? »

Je tique. L’amour. Voilà un sujet plutôt tabou en c’qui m’concerne. J’emplois pas ces mots-là. Jamais.

« Bien sûr. Et j’buterai le premier connard qui lui ferait du mal. C’est juste que j’ai pas ce… besoin de la voir, de lui parler. Elle m’aime. La réciproque est vraie. On le sait tous les deux et ça nous suffit. C’est comme ça qu’on fonctionne. »

Une distance polie qui nous habite, pourtant porteuse de sentiments sincères et indéfectibles.  C’est tellement évident pour nous, tellement indestructible ce qui nous lie que… On a pas besoin de se le répéter. Se le rappeler. C’est simplement là. Comme une évidence. Aussi certaine que la terre est ronde.

« Et votre père ? »

Un rire amer m’échappe.

« Alors lui, j’sais même pas quelle gueule il a. J’en déduis qu’il doit être noiraud et m’ressembler pas mal vu que ma frangine me ressemble. J’sais seulement, par Acanthe, que c’est un coureur de plumards. Rien d’bien exceptionnel. J’ai pu m’construire sans lui. »

Elle griffonne.

« Vous aimeriez le rencontrer ? »

J’m’arrête un instant. J’y avais jamais pensé. J’m’étais jamais posé la question. Le rencontrer ? Le découvrir ? Ça apporte quoi ce genre de retrouvailles ? Quel effet ça peut avoir ? Puis dans le fond est-ce que je m’y intéresse vraiment ?

« J’en sais rien. J’vous raconterai si un jour j’lui tombe dessus. »

Elle acquiesce et écrit encore. J’me demande bien ce qu’elle marque. Dépressif ? Besoin d’médoc’ ? J’soupire. Puis j’réalise soudain que finalement, c’te séance n’est pas si désagréable. J’dis pas que j’kifferai venir tous les jours, mais la doc’, c’est comme si elle savait comment s’adresser à moi. En tout cas j’arrive à causer, c’est d’jà pas mal.

« Et dans tout ça, vous êtes marié, Benoit ? »

J’passe une main dans ma tignasse en bataille.

« Non et c’est sans doute la seule bonne chose dans ma chienne de vie. L’Inconcon m’fout la paix. J’ai même évité certains « bugs » du système depuis le tsunami. Les gens parlent. On sait qu’il y a eu des mariages scabreux. Des divorces bizarres. Paraît que les bugs ont été corrigés maintenant. Moi ça me montre juste la connerie du truc. »
« Le mariage vous fait peur ? »

Je hausse les épaules, ma tête retombe sur le dossier du canapé. Mes prunelles s’accrochent au plafond.

« J’sais pas. J’crois. J’en veux pas. J’essaie de ramasser les morceaux éparpillés de ma carcasse alors vous croyez vraiment que m’coller quelqu’un dans les pattes, serait intelligent ? »
« ça peut être thérapeutique vous savez. »
« C’est ça. Autant que s’tirer une balle dans le pied. Les sentiments sont des trucs déjà tellement difficiles à gérer, à contenir… Alors une personne dans ma vie… »
« Vous pensez que vous ne pourriez pas gérer vos émotions ? Vous pensez que vous pourriez faire du mal à votre conjoint ou votre conjointe ? »

Je ne réponds pas.

« Ou avez-vous plutôt peur d’en tomber amoureux ? »

Comme piqué au vif, comme la fesse mordue par un serpent, je me redresse dans mon siège et lui adresse un regard mauvais.

« P’tain mais vous en dites des conneries. Si j’pouvais tomber amoureux, ça aurait été fait depuis longtemps. J’fréquente depuis mes 14 ans. »
« Les échanges physiques n’ont aucun lien avec ce genre d’émotion, monsieur Renart. »

Son regard se veut incisif et piquant. Moi ça m’gonfle. J’sais pas pourquoi mais là maintenant, elle m’agace avec ses réflexions foireuses.

« J’suis là parce que ma sœur me l’a demandé. Parce que les gens crèvent autour de moi alors venez pas m’emmerder avec vos conneries d’amour ou j’sais pas quoi. »

Elle m’emmerde. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, j’ai un rendez-vous à l’hôpital. J’me lève du siège, agrippant mon blouson que j’enfile rapidement.

« J’crois que c’est bon pour aujourd’hui. Ça suffit. »


Mon bonnet bleu vissé sur ma tête, j’ouvre la porte du cabinet et au moment où je passe l’embrasure, elle me lance :

« A la semaine prochaine, monsieur Renart, même heure, même jour. »


Caractère >


Une chaude chaleur vient envelopper ma main et lorsque j’ouvre les yeux, je découvre ses traits tirés par la fatigue et son sourire timide mais tellement doux. Mon frère. Enfin, demi-frère pour être exacte, mais est-ce que ça change quoi que ce soit ?

-Comment tu t’sens aujourd’hui ?

Mes lèvres s’étirent en un sourire attendri. Benoit, tu es si particulier. J’ai eu bien du mal à t’apprivoiser, à t’approcher et aujourd’hui je réalise à quel point je suis chanceuse d’avoir pu entrer dans ton cœur. Ton nom de famille, notre nom, suffit à lui seul à comprendre ce que tu es, quel genre de personne se tient devant nous. Un animal sauvage, difficile à approcher, surtout lorsqu’il boîte, heurté par une voiture. Tu montres les dents si souvent, parfois même tu essais de mordre quiconque se permettrait de débouler sans permission dans ton champs de vision. Le reste du monde t’agace et te rend plus cynique que tu ne l’es déjà. Te confortant dans cette vision si sinistre que tu as de l’existence. Oh je ne peux te blâmer d’en vouloir à cette vague. Parce que j’ai failli partir moi aussi et je sais pertinemment que tu n’y aurais pas survécu. Parce que tu as beau grogner si fort, je sais moi, que ta sensibilité se tord de douleur derrière tes sarcasmes et ton langage vulgaire.

-Mieux. T’as vu ma superbe nouvelle coiffure d’ailleurs ?

Mes doigts glissent sur mon crâne rasé à quelques millimètres. Parce qu’il fallait soulager la pression du cerveau ou quelque chose comme ça. On m’a tondue pour ouvrir. Il ricane. Se moque gentiment. Pourtant je distingue dans son regard, l’ombre de la peur qui lui avait étreint le cœur durant ma « sieste » forcée. Je sais comment il était. A ce moment-là. Le visage fermé, l’air de pouvoir encaisser sans broncher. Mais dedans. Là. Où notre organe le plus précieux s’emploie à battre tous les jours, je sais qu’il a souffert. J’en suis désolée. Parce qu’il ne le mérite pas. Il essuie les coups portés par la vie avec une aisance feinte. Il encaisse et ramasse les morceaux de son cœur éparpillés sur le sol. J’aimerais tellement que quelqu’un puisse l’aider à les ramasser… Mais il s’obstine à fuir les autres et lorsque je viens sur le sujet, il me répond d’un ton acre « Regarde où ça me mène. » Il n’a pas tort. Aimer c’est accepter de souffrir, mais je ne peux m’empêcher de me dire que ne pas aimer du tout est en soi la pire des douleurs. Alors il essaie, parce qu’il est têtu. Il envoie paître ceux qui tentent leur chance et grogne avec vulgarité pour mieux repousser. Mais moi j’ai toujours su lire entre les lignes avec lui. Oh il faut avoir le cœur bien accroché pour l’aimer, parce qu’il fait mal parfois. Avec ses mots. Ses gestes. Mais ce n’est jamais volontaire… Il est si maladroit. Lorsqu’il avait peur pour moi, il ne m’enlaçait pas avec douceur non…Il me hurlait dessus à s’en décrocher la mâchoire. Mais je savais moi. J’ai toujours su saisir les notes cachées dans sa voix agressive. Remarquer les regards emplis de peine et d’inquiétude. J’ai appris à passer outre les mots pour n’écouter que le cœur.

Ce cœur qu’il essaie tant bien que mal de protéger du reste du monde. Oh il faut le comprendre, il ne lui reste que Nobu, son ami et associé du salon de tatouage et percings. D’ailleurs je crois qu’il m’avait dit qu’ils devaient déménager plus près du centre-ville à cause du passage de la vague… Il ne lui reste donc que Nobu et Akino aussi, comme traces de son passage sur terre. Parce que ce sont les fondations de son existence. Son équilibre. Ce dernier est devenu si bancal sans Sora et Freya… Lui qui se retrouve si souvent entre le rêve et la réalité, il pouvait se raccrocher à eux pour s’assurer qu’il était réveillé. Les insomnies, ça détruit les hommes… Et mon frère, je le vois mourir un peu plus à chaque jour qui passe. Non content de subir son manque de repos, il se glisse parfois dans de sales situations, sa langue fourchue étant bien souvent incapable de se tenir tranquille. Oh il s’est calmé depuis que je suis arrivée… Avant, son désir d’autodestruction le poussait bien souvent à chercher les ennuis. Un suicide déguisé qui lui permettrait de mettre la faute sur le dos d’autrui. Mais la vie a bien compris son petit jeu et si elle l’a souvent mis dans des états navrants, elle ne l’a jamais achevé. J’avais bien du mal à lui faire entendre raison. Il est si buté… Puis il a fini par voir en moi, une véritable bouée à laquelle se raccrocher. Il m’aime et c’est peut-être grâce à ce sentiment qu’il est devenu moins fermé à la possibilité du mariage…

On aborde le sujet parfois. Comme ça. Et si avant il avortait la discussion d’un cru « va t’faire foutre avec tes conneries de mariage », aujourd’hui il accepte d’y penser. Parce que Freya n’est plus là pour fuir avec lui la réalité de notre système. Il vieillit. Il avance dans la vie, il rampe, comme il dit, et sait que son heure approche. Je le sens aussi. Et j’espère. J’espère tellement fort. Lui qui rejette autrui et mord les passants, si l’on imposait de force quelqu’un dans sa vie, une personne qu’il ne pourrait tout simplement pas fuir, il se retrouverait forcé de cracher ses émotions sur la table. Il serait forcé de s’ouvrir et de rentrer les crocs. L’on soignerait ses blessures. Parce que dans le fond c’est ce qu’il cherche. Il a besoin d’un baume. Qu’on l’apaise. Qu’on abatte enfin cette souffrance qui le ronge comme un cancer. Il dit que je lui fais du bien. Mais je ne suis qu’un tampon. Je ne suis pas la solution et il le sait. Alors il boit un peu moins mais fume toujours autant. Il ne va plus agresser gratuitement quelqu’un dans un bar. Il continue de mordre bien sûr mais disons que c’est… un peu moins fort ? Avant, une simple morsure de sa part et c’était l’amputation. Aujourd’hui, une piqûre d’antibiotique et une bonne dose de bandages, devrait suffire à éteindre la douleur et la maladie…

-Hey frangine, tu veux pas qu’on aille prendre l’air ? T’as l’air un peu à l’ouest.

Il me toise avec inquiétude. Je souris.

-Volontiers. Un peu d’air frais me fera le plus grand bien !

Physique >

Du coin de l’œil, je vois ses larges mains si abîmées, saisir les poignées de ma chaise roulante. Avant, elles étaient souvent bleutées, dû aux coups qu’il portait à autrui. Refusant de se faire soigner ou même examiné par le corps médical. Je le soupçonne de s’être fait quelques fêlures. Parfois, lorsque le temps est humide ou froid, il se masse discrètement les mains, cherchant à masquer le fait qu’elles le font souffrir. Si aujourd’hui il frappe moins souvent, il paie tout de même le prix de ses erreurs passées. Parfois même, cela se répercute dans son travail parce que percer la peau, ça demande une précision certaine et que cette dernière s’atteint avec douleur lorsque les articulations sont enflammées. Alors à chaque fois que mon regard tombe sur ses mains calleuses, mon cœur se serre sous la compassion.

Au bout de quelques courtes minutes, il finit par réussir à me faire atteindre la petite cour de l’hôpital. Il faut dire qu’avec ses longues jambes, la moindre marche semble durer tout juste quelques maigres minutes. Il est grand. Si grand mon frère. Oh je ne suis pas petite non plus pour une femme et ce trait génétique me permet de déduire que notre père doit être grand lui aussi. Si Benoit avoisine le mètre quatre-vingt-dix-sept, sans doute papa fait-il dans ces tailles-là également. De sa démarche patibulaire, il m’emmène près d’un petit muret et bloque mes roues avant qu’il ne se laisse choir sur la pierre. Entre ses lèvres charnues, il coince une cigarette et l’allume avant d’en inspirer le contenu toxique. Moi, j’inspire profondément la petite brise qui vient taquiner la couverture que Benoit a placée sur mes jambes. Qu’il est bon de sortir un peu de cette chambre. Mon regard se promène quelques instants sur les alentours verdoyants du centre médical avant de revenir s’échouer sur le visage de mon aîné.

C’est là que je les remarque. Elles sont plus grises. Plus creusées aussi. Ses cernes. Ses fidèles amies. Oh s’il ne peut jamais s’en séparer, il y a tout de même certaines fois où elles sont plus claires, plus élégantes car si le repos auquel nous avons tous droit lui est refusé, il arrive tout de même parfois à grappiller quelques heures de ci de là, lui permettant d’avoir meilleure mine. Mais aujourd’hui, ce n’est vraiment pas terrible… Lui qui n’a pas un teint particulièrement coloré à l’origine, aujourd’hui, il est d’une pâleur à faire peur. Je devrais peut-être lui proposer une petite injection afin qu’il se repose ici avec moi. Je sais qu’il ne voudra pas rentrer dormir seul. Il en est presque incapable. Mais il m’inquiète. Il a des phases où l’on pourrait croire qu’il n’a aucun problème de santé. Il sourit un peu plus, son visage a davantage de couleur. Ses sourires sont si rares et si précieux. Quand on en voit un pour la première fois, sa sincérité nous bouleverse et l’on vient à espérer en voir d’autres. Mais c’est si rare… Donc en règle générale, lorsqu’on le croise, on constate aisément qu’il est abîmé. Par le temps. Par la vie. Mais il possède également un charme certain. Lorsqu’il entre quelque part, son charisme naturel attire les regards quand bien même il les ignore royalement. Si l’on fait abstraction de la fatigue qui habille ses traits las, l’on remarque que Benoit est un homme plutôt séduisant. Mâchoire carrée dont la pilosité est toujours parfaitement entretenue. Nez court et large, évitant ainsi d’être disgracieux. Pommettes saillantes. Sourcils aussi noirs que sa tignasse mais loin d’être broussailleux. Benoit est un mâle, un homme, un vrai. Une stature impressionnante. Des épaules larges et des muscles saillants et fins. Un instant entre ses bras suffit à se sentir en sécurité. Dommage que ces fameux bras n’enlacent que rarement… Même ses conquêtes d’un soir n’ont pas droit à sa tendresse…

-Tu sors dans combien de jours ?


Sa voix rauque me fait sursauter, m’arrachant à ma contemplation. Il arque un sourcil en me toisant avec perplexité.

-Quoi ?

Un sourire fend mon visage.

-Je me disais juste que tu es un bel homme dans ton style un peu rebelle bad boy.

Son regard s’élargit sous l’étonnement avant qu’il ne se racle la gorge, détournant le regard.

-Arrête de dire des conneries…

Je pouffe de rire. Aurais-je oublié de mentionner qu’évidemment, Benoit n’attache aucune importance au charme naturel qu’il peut avoir ? Il finit par se lever dans un craquement inquiétant de ses genoux et s’avance pour saisir les poignées de ma chaise.

-ça te dit une balade ?
-Oh oui.

La perspective de prolonger mon moment hors de cette cage si blanche ne peut que me ravir puis… Je sens au ton de sa voix qu’une tristesse timide couve derrière ses railleries. Au bout de quelques instants dont le silence ne se retrouvait que par les crachats de fumées de mon frère, je finis par lâcher :

-Qu’est-ce qu’il y a Benoit ?

Il reste muet quelques secondes avant qu’un soupir résigné ne me parvienne.

-C’est dingue la vie non ? J’étais un simple môme, un petit français qui vivait dans un petit appartement à Paris. Et regarde-moi aujourd’hui…

Une compassion douloureuse tord mes traits.

-Et dire que mon destin a été déterminé par un simple choix de ma mère. Douée en dessin de mangas, des idées pleins la caboche et un rêve utopiste.

Il finit par arrêter ma chaise et effectue quelques pas, se retrouvant à ma hauteur tandis que son regard voilé de mélancolie se pose sur la ville en arrière-plan.

-Oh elle a réussi son paris. Une mangaka assez populaire qui a l’air d’apprécier sa vie même si le système l’a forcée à devenir lesbienne. Elle vit bien mais même si elle connaît les éléments qui composent ma vie…j’sais qu’elle comprend pas c’que je vis.

Il lâche son mégot au sol, fourrant ses mains dans ses poches.

-Gaijin… j’crois que j’aurais jamais pu imaginer qu’un mot pouvait faire autant de mal. J’tais qu’un gosse. Un môme qui tentait d’apprendre une langue foireuse et des coutumes étranges. Déjà tout petit j’tais destiné à en manger pleins la tronche. Et c’pas prêt de s’arrêter… Oh y’a pas eu que de la merde. Y’a qu’ici que j’pouvais rencontrer un mec aussi barré que Jek. Puis il est pas v’nu seul. Nobu et Freya se sont ramenés. Puis Akino et finalement Sora.


Il se tait. Silence d’hommage. Il a raison. A 5 ans, se retrouver ainsi arraché à un monde que l’on connaît pour être plongé dans un bain de mépris injuste. Inutile de chercher bien loin d’où vient son regard froid et sa verve assassine. Si sa carapace est si épaisse, ce n’est pas qu’à cause des morts dans son sillage.

-Je pense que le plus dur est passé…

Ma voix semble comme le sortir de sa torpeur, il pivote et s’approche de moi pour mieux s’accroupir et poser ses larges mains sur mes genoux qu’il presse doucement. Son regard doux fait naître de fines rougeurs sur mes joues.

-Quand j’y pense. On est les deux français mais on a dû venir vivre jusqu’ici pour se rencontrer. C’est con quand même…

Il rit. Un peu, mais de cette hilarité spontané je sens poindre une note d’espoir.

-Ouais p’t’être que le plus dur est fait… Quand la vague a tout détruit, on s’est mis à reconstruire. J’devrais p’t’être faire pareil.


En douceur, ma main vient se lover contre sa joue et un sourire aimant repeint mes traits.
Riamu
Riamu

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